L’INITIATION A L’EXTASE DANS LES JARDINS DE  LA CASE DE GAULLE A BRAZZA. 
  (Brazzaville, République Populaire du Congo  1972)  
   
              (par Adriaan Bronkhorst)  
               
              Brazza-la-verte fut la capitale de la France Libre pendant la Seconde Guerre  Mondiale après que Félix Éboué, gouverneur du Tchad, eût été nommé gouverneur  général de l'Afrique Équatoriale Française pour s'être rangé le premier du côté  du général de Gaulle, en réponse à son appel de Londres du 18 juin 1940. Depuis  le cœur de l'Afrique, Éboué organisa une force autochtone pour aider les armées  des Français libres, tout en préparant une réforme de la politique coloniale,  de l'assimilation au retour à l'identité, avec l'implication des chefs  traditionnels dans le gouvernement local et le respect des us et coutumes de la  population indigène. La consommation de cannabis en faisait partie. 
               
              Pendant les années soixante, des rumeurs étaient certes  parvenues à Brazza d'une guerre mondiale contre la drogue, mais le désir d'y  participer avait à peine pris de l'ampleur. Au contraire, la consommation de  cannabis en particulier était encore répandue parmi la population, même si les  nouveaux fonctionnaires et politiciens, se voulant cartésiens, voire  intellectuels marxistes, buvaient de ce fait du whisky en public, afin  d'afficher le statut d'adulte de leur jeune pays et de leur propre pouvoir. 
               
              Un siècle de ministère de l'Église Catholique avait déjà  bien établi, parmi la population, la notion de péché originel, mais la relation  de cause à effet entre ce dernier et l'usage de moyens extatiques, ces  substances d'expansion de la conscience, n’avait pas encore pénétré la  conscience bantou. En effet, un enseignement affirmant que le bon dieu avait  condamné les ancêtres Adam et Eve pour avoir fumé la pipe du bien et du mal,  constituait de fait un obstacle sérieux à l’assimilation pour des peuples  faisant de la pipe de cannabis la clef de leur communion avec leurs ancêtres.  
              En raison d'une rupture diplomatique avec les États-Unis,  il n'y avait pas non plus de représentants de l’Administration de la lutte  contre la drogue et autres fondamentalistes de la décence : le climat social  respirait la tolérance pour la diversité. Le jeune pays, indépendant depuis 10  ans, était en pleine recherche de son propre modèle africain d'économie  collective, taillé pour la multitude d'ethnies à l'intérieur des frontières  nationales. En tant qu'expert assistant à l'ONU, associé à un projet de l'École  Nationale d'Administration (ENA), institut de formation des hauts fonctionnaires,  j'ai pu travailler pendant quatre ans sur cet objectif : la réorganisation  du gouvernement. À ce titre, j'ai parcouru le pays de fonds en comble pour  mener une enquête nationale sur les besoins en formation et recyclage des  fonctionnaires et des travailleurs de l'industrie largement nationalisée. Un  parcours parsemé de rencontres cannabiques.  
                
                  
                     
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                    Eboué et de Gaulle à Brazza,  1941. Dans la Case de Gaulle, 1944. Pipe à cannabis Téké, 1977  | 
                   
                 
              La Case de Gaulle, maison bâtie sur une rive du fleuve  Congo pour héberger le général lors de ses visites à la capitale de la France  Libre pendant la seconde guerre mondiale, était depuis l’indépendance du pays  en 1960, la résidence de l’ambassadeur de France. Peu de temps après mon  arrivée en 1971, l'ambassadeur Marc Bonnefous y organisait au mois de novembre,  quand tous les « expats » étaient revenus de leurs congés en Europe,  la « Fête de la Rentrée », démarrant ainsi l’agenda culturel pour  l’année à venir. L'ambassadeur y invitait ses amis et relations qui voulaient  bien faire la fête au rythme de l'Afrique francophone. En plus du personnel des  ambassades des autres pays européens, il y avait des employés des unités  spécialisées des Nations Unies telles que l'Organisation Mondiale de la Santé,  le Programme Alimentaire Mondial, le Programme des Nations Unies pour le  Développement et l'Organisation Internationale du Travail, des représentants  locaux d'entreprises européennes de premier plan telles qu'Air France, KLM et  Shell, des salariés des instituts tropicaux de recherche scientifique, des  enseignants de l'université et des établissements d'enseignement supérieur  professionnel, des avocats et des médecins. La crème des expatriés à  Brazzaville, prête à démarrer neufs longs mois humides et oppressants dans une  belle capitale de province. 
              
                  
                     
                         
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                    La Case de Gaulle à Brazzaville, au fleuve Congo, face    à Kinshasa.   | 
                   
                 
                              Avant sa clôture par le Bal de l'Ambassadeur, la première partie de la fête  faisait la part belle aux talents amateurs des invités. Poèmes, sketches,  petites pièces de théâtre, chansons, chacun avait le droit de montrer ses  compétences. La qualité était contrôlée par le chef du personnel de  l'ambassade, un metteur en scène amateur qui organisait le soir des répétitions  dans les jardins de la résidence durant les semaines précédant la fête. Après  chaque répétition, il y avait une fête de répétition informelle avec de la  musique, des boissons et, à ma grande surprise, du cannabis. Sur les pelouses  de ce majestueux bâtiment historique, des joints circulaient telles les paroles  du Général, lors de son allocution emblématique. C'étaient des petites fêtes de  la liberté, suivies de la spectaculaire grande fête de la Rentrée à  « l’État libre » de la Case de Gaulle. Ici en Afrique, des Européens  retrouvaient la liberté, comme avec de Gaulle une génération plus tôt. Bien  entendu, sa définition de la liberté ne tenait pas compte de la liberté de  l'extase, pas plus qu'il n'envisageait la liberté de l'homme africain en ces  années de guerre. Mais ses vues avaient évolué et en 1960, il avait donné à  l'Afrique Française liberté et indépendance. C'est ainsi qu'a pu évoluer également  l'ambassadeur gaulliste Bonnefous qui, inspiré par l’exemple de son illustre  prédécesseur, tenait à respecter l'usage traditionnel du cannabis au  Congo-Brazza, même s’il devait aller à l’encontre des diktats d’une élite  mondiale toujours plus intolérante. Je suis allé remercier Mr. Bonnefous. 
                 
                 
                L’histoire  du monde ne s'écrit pas seulement à Paris, Vienne ou Washington, mais également  à Brazzaville, au Congo. Comme le remarquait le général de Gaulle dans son 1er  discours officiel, aux nouvelles recrues en 1912 : «Si je prends un fil de chanvre tout seul et que je le tire un peu fort,  il se casse. Si j'en prends un autre ensuite, puis un troisième, dix et vingt,  il en est de même. Mais si, tous ces fils, je les enlace ensemble, j'en fais  une corde solide et il n'y a plus moyen de la casser, on peut s'en servir.»°  
              Le cannabis est une plante universelle, utilisée dans  des différentes cultures, pleine d’innombrables applications différentes. Ce n'est qu'en respectant toutes ces différences que nous pourrons travailler ensemble pour faire du chanvre un produit qui profitera à la communauté globale, comme le général l'a envisagé. Voilà l'universalité. 
              C’est ainsi que dans  le jardin de la résidence de l’ambassadeur de France à Brazzaville, la Case de  Gaulle, là où le général  lui-même avait ouvert les bras quelques  décennies auparavant pour proclamer la France libre, qu’on m’a offert la  marijuana qui m’a ouvert les portes du ciel pour que je puisse connaître la  liberté cosmique.  
              ° (Charles de Gaulle, Lettres, notes et  carnets, tome 1 : 1905-1918, 2014. Avec mes remerciements à Alexis Chanebau  pour cette information.)   |